Je n’ai pas l’habitude de donner publiquement mon avis sur des sujets d’actualité, même quand ils touchent à l’éducation. Parce que je n’aime pas les débats stériles et qu’il est parfois plus difficile d’avoir un dialogue apaisé par écrit. Parce que j’ai souvent vu des conversations dégénérer. Mais cette fois il s’agit d’un un sujet que je connaît particulièrement bien et quasiment tous les gens que je vois en ce moment me demandent mon avis. Mon expérience me permet une certaine légitimité. Alors c’est parti !
Alors pour ou contre la suppression des notes chiffrées ? Clairement et profondément pour, et je vais vous expliquer pourquoi. Mais je tiens à tout de suite nuancer ma prise de position. Je trouve que le fait que cette question soit amenée sur la place publique est une très bonne chose, ça contribue à faire évoluer les mentalités, et ça permet d’amener chacun à réfléchir sur le rôle de l’évaluation (et ce n’est pas du luxe). Effet collatéral personnel : les parents d’élèves me prendront peut-être moins pour une extraterrestre. En revanche je ne pense pas qu’il serait pertinent d’imposer la suppression des notes. Je suis convaincue qu’il faut d’abord avoir pensé l’enseignement différemment, ce n’est en fait pas seulement une question d’évaluation. L’imposer d’en haut, c’est le meilleur moyen de crisper les profs qui ne sont pas prêts et l’évaluation aura alors encore moins de sens. Les pratiques évoluent petit à petit. Les initiatives doivent être encouragées davantage mais sûrement pas imposées.
Concrètement comment ça marche ?
Rien de nouveau sous le soleil ! De nombreux enseignants ne mettent déjà plus de note. C’est mon cas depuis 4 ans. Mon expérience correspond à une façon de faire parmi tant d’autres. L’explication qui suit est donc à considérer comme un exemple. J’utilise un système de lettres avec 4 niveaux : A pour acquis, C+ pour “presque” acquis, C- pour encours d’acquisition, N pour non acquis. Chaque compétence est évaluée indépendamment. Ca veut dire qu’il n’y a pas de synthèse par évaluation. Dans un contrôle il peut y avoir 10 compétences et donc 10 résultats. Pour avoir une idée générale de la copie il faut lire mon appréciation. Je fais beaucoup de petites évaluations, elles durent une vingtaine de minutes et sont hebdomadaires. Je note aussi les travaux fait en classe très régulièrement de façon collective (mes élèves travaillent beaucoup en groupe, c’est un autre sujet mais ça contribue beaucoup à l’efficacité de cette pédagogie, donc pour moi c’est un autre volet du même projet). En fin de trimestre je propose aux élèves un “contrôle de rattrapage” qui comprends toutes les compétences évaluées au cours du trimestre. Chacun fait les exercices qu’il souhaite, l’objectif étant de valider les compétences non acquises au cours du trimestre. Pour aider les élèves à préparer cette évaluation je leur propose des “exercices types” : à chaque exercice correspond un ou plusieurs exercices à retravailler en cas de difficulté. Sur une année scolaire j’ai une centaine de compétences. C’est beaucoup mais ça me permet d’avoir des compétences relatives au “travail de l’élève” comme “participer de façon pertinente en classe”, “aider / se faire aider par ses camarades”, “soigner la présentation des devoirs et des figures de géométrie”… J’utilise un logiciel (Sacoche) qui compile l’ensemble des résultats de mes élèves : après une traduction en pourcentage il calcule une moyenne. Je mets donc 3 notes par an : une par trimestre. En fait je préfèrerais éviter, mais dans la mesure où dans mon collège il n’y a que l’équipe de mathématiques qui ne mets plus de notes, ce serait compliqué à assumer vis à vis de la direction et des parents. D’autant plus que pour l’instant les moyennes sont indispensables en troisième pour le contrôle continu du brevet et l’orientation. Je produit aussi une synthèse qualitative, bien plus importante à mes yeux. Les compétences sont réparties dans cinq grands pôles : “connaître”, “utiliser”, “raisonner”, “communiquer”, “s’investir”. Au mi-trimestre et en fin de trimestre je remets aux élèves pour eux et leurs parents une fiche qui donne pour chacun de ses pôle une échelle de réussite. Ca donne une bande avec plus ou moins de vert et de rouge. J’essaye ainsi de donner une vision de ce qu’il faut accentuer.
“Mais une évaluation, qu’on mette une note chiffrée ou une lettre, ça reste une évaluation. Un mauvais résultat reste mauvais. Alors ça change quoi ?”
Une évaluation valorisante (plutôt que bienveillante)
Je ne suis pas très fan de l’expression “évaluation bienveillante” qu’on a beaucoup entendu ces derniers temps. C’est vrai. C’est une évaluation bienveillante, probablement plus que la note chiffrée qui traine un lourd bagage avec elle. Mais c’est une façon de dire les choses qui crispent les collègues qui tiennent aux notes chiffrées : on peut être un enseignant bienveillant et mettre des notes sur 20 (c’est vrai mais à mon avis plus difficile). Crisper les gens ce n’est franchement pas un bon moyen de les faire évoluer. Et les profs ont une fâcheuse tendance à se crisper facilement. Donc je préfère parler d’évaluation valorisante. En fait c’est le point de vue de l’évaluation qui change. Traditionnellement on note de façon négative. Un exemple : On demande de développer l’expression (2x – 1)(-x – 3) (oui je sais, c’est le cauchemar de beaucoup de gens, mais vous n’avez pas besoin de savoir le faire pour comprendre la suite). Un élève qui ne maîtrise pas la compétence “multiplier des nombres relatifs” peut faire jusqu’à 5 erreurs de signe. Si la question est sur 2 points et vu qu’on enlève en général 0,5 point par erreur, il aura donc 0/2. Pourtant il est tout à fait possible qu’il maitrise la compétence “développer une expression du type (a+ b)(c + d)”. C’est d’ailleurs cette compétence qui semble être le sujet de l’exercice. Je trouve dommage de lui mettre 0 ! Avec une évaluation par compétence l’élève aura N pour la première et A pour la deuxième. Il sait donc d’où vient le problème, ce qu’il doit retravailler. C’est ce qu’on appelle “supprimer l’implicite” et c’est essentiel. Mais surtout et c’est pour moi encore plus important : il sait qu’il sait faire quelque chose ! Il n’est pas nul, et un élève qui se sent compétent progresse mieux.
Une évaluation motivante
Travailler par compétence, c’est efficace surtout pour les élèves “moyens”. Ceux qui travaillent, mais qui n’arrivent pas à décoller (et en maths ils sont nombreux). Ces élèves ont besoin de prendre confiance en eux et de voir leurs progrès. Il est indispensable de les sortir de l’idée que leur travail ne sert à rien. Là ils voient qu’ils sont compétents. Ils savent aussi qu’ils vont pouvoir se rattraper s’ils ont échoué et que donc ça vaut (enfin) le coup de retravailler leur contrôle raté.
Les élèves qui travaillent mais qui ont des difficultés ont une moyenne trimestrielle légèrement supérieure qu’avec le système de note sur 20. C’est surtout grâce au pôle “s’investir” qui est en général validé par ces élèves mais qui n’est pas vraiment pris en compte dans la note chiffrée.
Pour les bons élèves ça ne change absolument rien. Ils sont un peu déroutés et ont besoin d’explications mais ils comprennent vite que ça ne les pénalise pas alors que ça aide leurs camarades en difficulté donc ils adhèrent.
Pour les élèves en grande difficulté ça ne produit pas de miracle. Mais ce mode d’évaluation associé au travail par groupe m’a permis de résoudre un problème notable. J’avais toujours des élèves qui, vers février-mars, ne faisaient plus rien. Il était quasiment impossible de leur faire ouvrir un cahier sans entrer dans un combat répressif qu’il me fallait mener à chaque heure de cours. Désormais je n’ai plus ce genre de comportement. Cela tient à deux choses : la stimulation du groupe et l’idée qu’il est toujours possible de progresser.
Fini la comparaison
Plus de note chiffrée, ça veut aussi dire plus de classement des élèves. Ils me demandent souvent si c’est mieux ou moins bien que tel camarade de classe. Je leur répond que je ne peux pas répondre. Et c’est là un des très gros avantage de l’évaluation par compétence : plus de comparaison entre élève. Certains pensent que ça enlève une source de motivation. Je ne suis pas du tout d’accord. On trouve la motivation ailleurs et ça enlève surtout une pression forte qui inhibe les élèves. Je ne rentrerai pas ici dans les détails des études sur la motivation mais il me parait utile de vous parler des célèbres études PISA. La France y apparait comme un mauvais élèves : des résultats médiocres et un creusement des inégalités. Il est intéressant de constater que les jeunes français ont tendance à ne pas répondre. En fait ils ne répondent pas faux. Ils préfèrent ne rien faire plutôt que de risquer de se tromper ! Ca fait réfléchir sur notre système qui a tendance à casser plus qu’à valoriser. J’ajoute que notre système de note chiffrée est hérité de la volonté de classer et de sélectionner. Ce n’est pas l’objectif de mon enseignement…
Une évaluation formative
Il existe plusieurs type d’évaluation. L’évaluation diagnostique qui intervient avant un apprentissage, l’évaluation formative qui permet de faire un point sur les acquisition et l’évaluation sommative qui certifie d’un niveau. Dans mon quotidien je pratique majoritairement l’évaluation formative. Elle me permet de savoir où en sont mes élèves (est-ce que je dois revenir sur la notion ou est-ce que je peux avancer ?) et elle permet aux élèves d’avoir un feed-back qui doit être le plus rapide possible pour être utile (est-ce que j’ai compris ? est-ce que je dois retravailler la notion ?). La note chiffrée n’est vraiment pertinente que pour l’évaluation sommative, les examens par exemple. Le reste du temps la note sur 20 propose un résumé qui cache les points forts et les points faibles des élèves. La portée formative est donc très très limitée, pour ne pas dire inexistante.
Petite précision, une évaluation formative se doit de proposer une seconde chance. Il n’y a aucun intérêt de dire à un élève “tu n’as pas compris, tant pis, on passe à autre chose (ou tant mieux du coup)”. J’ai choisi de donner à mes élèves un contrôle de rattrapage en fin de trimestre. L’idéal serait de faire des rattrapages plus réguliers et plus individualisés, mais je n’en ai pas le temps.
Des parents plus investis, une moyenne qui disparaît
Que signifie une moyenne ? A mon avis pas grand chose. Dans mes appréciations, il peut m’arriver de féliciter un élève qui a 8/20 et d’être plus négative avec un autre qui a 12/20. Tout dépend de l’évolution de leur travail et de leurs résultats. Sauf qu’avec la moyenne, il ne faut pas se voiler la face, beaucoup de parents et d’élèves ne lisent qu’à peine l’appréciation. Le 8/20 risque alors d’avoir un effet négatif alors que je suis plutôt positive sur cet élève. C’est ballot ! Evaluer par compétence et donc supprimer (ou dans mon cas limiter) les moyennes, c’est aussi forcer les élèves et leurs parents à lire les appréciations et à me contacter en cas d’incompréhension. Ca met globalement plus de communication et c’est important. Il est beaucoup plus facile pour moi d’aider des élèves dont j’ai déjà rencontré les parents. Attention, je sais qu’il y a des parents qui s’investissent dans la scolarité de leurs enfants et qui lisent même quand il y a des notes ! Mais honnêtement, il est plus facile et plus rapide de demander la note au dernier contrôle plutôt que de lire l’appréciation du prof. Et malheureusement, sur les quelques 120 élèves que j’ai chaque année, je suis forcée de reconnaître que les parents investis ne sont pas si nombreux que ça. Alors je privilégie aussi l’effet sur les élèves plutôt que le confort des parents. Le problème que cela me pose c’est que certains parents sont non francophones. Je n’ai pas de solution pour eux pour l’instant, mais en général des rencontres permettent d’initier la communication.
Et pour les profs, encore une tâche en plus ?
On a de plus en plus de travail et de tâches annexes à notre enseignement, c’est une réalité. Alors on cherche plutôt une économie de temps de travail qu’une augmentation. Et changer ses pratiques, c’est toujours du travail en plus. Je ne vais pas dire le contraire. Le changement est coûteux en temps, surtout quand il s’agit d’un changement aussi profond, en décalage total avec ce qu’on a connu.
Mais une fois installé dans le nouveau système je ne crois pas que l’évaluation par compétence prenne plus de temps que l’évaluation chiffrée. Avant je passais du temps à me demander si j’enlevais 0,5 ou 1 point parce que la réponse était fausse mais que j’avais envie d’encourager un élève en difficulté. En fait, je crois qu’un prof qui cherche à aider ses élèves, à être bienveillant travaille plus qu’un prof qui ne se pose pas de question. Mais c’est indépendant de la question de la notation. Finalement, ça prend surtout du temps de réflexion et de conception au départ. Personnellement je trouve que le bénéfice que j’ai sur ma relation avec mes élèves vaut le temps passé à tout mettre en place : c’est moins de fatigue et de combat au quotidien.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire mais ce billet est déjà bien trop long. Je le termine en précisant que j’aime discuter, j’aime même débattre avec ceux qui ne sont pas d’accord avec moi. Par contre je ne supporte pas l’agressivité, les attaques gratuites et les provocations fréquentes sur internet. Aussi je tâcherai de répondre au mieux aux commentaires éventuels mais je supprimerai sans état d’âme ceux qui ne font pas avancer le débat.