La méthode de Singapour… le come back

Hier était une journée chargée pour le monde de l’éducation : les résultats de PISA 2022 sont sortis et le ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal, en a profité pour annoncer un grand plan : le choc des savoirs (on croirait presque un titre de film Marvel). Beaucoup de choses à dire sur ces deux événements, mais d’abord… je suis tombée sur un article du Huffington Post ayant pour titre : La méthode de Singapour va faire son entrée à l’école primaire, voici en quoi elle consiste.

Il me semblait avoir écrit il y a quelque chose comme 5 ans, à l’époque de la mission Villani-Torossian, un article intitulé “La méthode de Singapour, de quoi parle-t-on ?”, mais comme je ne le retrouve pas, j’imagine qu’il est resté dans les méandres de mon cerveau. Mais il se trouve que c’est une question que j’avais beaucoup creusé à l’époque.

Parler de façon générale de “La méthode de Singapour” sans préciser à quoi renvoie cette expression revient à ne pas dire grand chose. Parle-t-on de la façon d’enseigner les mathématiques à Singapour ? Parle-t-on de la politique éducative de Singapour ? Parle-t-on d’ouvrages qui s’appellent “La Méthode de Singapour” ? Le fait que le plan de Gabriel Attal parle également de manuels labellisés par le ministère de l’éducation nationale me fait penser qu’on serait plutôt sur quelque chose de proche de la troisième option en utilisant l’argument (fallacieux du coup) de la réussite de Singapour à PISA.

L’article du Huffington Post explicite un peu les choses :

Le principe de ce programme, qui s’adresse aux élèves du CP jusqu’à la sixième est de décliner un concept mathématique à l’aide de trois étapes : le concret, l’imagé et l’abstrait (voir notre vidéo en tête d’article). L’enfant passe donc d’abord par la manipulation d’objets, tels que des cubes ou des jetons. Ces objets sont ensuite remplacés par des images ou des schémas. Une fois familiarisés avec les concepts, les élèves utilisent les chiffres et les symboles.

Hufington Post, le 5 décembre 2023

Alors, comment dire cela calmement… Cela fait (au moins) 5 ans que l’on forme au tryptique “manipuler, verbaliser, abstraire”. Que ce soit en formation continue ou en formation initiale, c’est un axe fort du message transmis par les formateurs. Donc non, si c’est ça “la méthode de Singapour” alors rien de nouveau ne va entrer à l’école primaire. Quand dans le même temps on nous explique que les formateurs sont tellement nuls qu’il faut revenir à des écoles normales téléguidées par le ministère, c’est un peu… énervant.

Sur le site du ministère : “une approche concrète et imagée”

Le dossier de presse “Choc des savoirs” du ministère parle de “méthode de Singapour” dès son premier axe :

À partir de la rentrée 2024 – Les programmes de mathématiques aborderont plus tôt les fractions et les nombres décimaux en favorisant une approche concrète et imagée (“méthode de Singapour”).

[…]

Dans les programmes actuels, l’apprentissage des fractions et des nombres décimaux est inscrit au cycle 3 (CM1/CM2/6e). Cet apprentissage est souvent abordé selon une approche abstraite, à la toute fin de l’école élémentaire. Les résultats de nos élèves révèlent logiquement une trop faible maîtrise de ces notions à l’entrée en 6e. Leur apprentissage trop tardif et la mécompréhension des nombres, et surtout des fractions, expliquent ces faibles performances des élèves en début de collège.

D’autres pays ont fait le choix d’aborder plus tôt l’étude des fractions simples et des fractions décimales. C’est le cas de plusieurs de nos voisins européens et de la méthode de Singapour.

Site du MEN, consulté le 6 décembre 2023

Je ne vais pas ici détailler pourquoi ce qu’écrit le ministère est au minimum trop simpliste et très probablement faux (j’ai envie de marquer “source ?” à chaque phrase). Mais on semble comprendre que faire entrer la méthode de Singapour serait travailler les fractions plus tôt. Autrement dit : “hey, là bas ils le font avant et ils sont meilleurs que nous alors faisons comme eux !”.

Alors oui, je comprends l’argument. Mais venant du ministère de l’Education Nationale, je me serais attendue à un peu plus de recul et de réflexion qu’un raisonnement aussi simpliste. Il ne suffit pas de calquer (en partie) les méthodes d’enseignement de Singapour pour être “aussi bon” qu’eux (d’ailleurs, le veut-on vraiment ? A quel prix les résultats des pays asiatiques sont-ils si bons ?).

Pour être rapide je donnerai trois arguments contre ce raisonnement :

  • A Singapour, on ne parle pas français. Dis comme ça, ça semble évident, mais ce n’est pas du tout anodin. Notre langue ne favorise pas l’apprentissage des nombres. Loin de là, et cela explique en partie que nous soyons plus lents dans les petites classes. Rémi Brissiaud explique ça bien mieux que moi, d’ailleurs, je vous conseille son article très complet sur le site du CRAP.

À Singapour, les élèves sont systématiquement bilingues ; l’enseignement se fait en anglais mais près de la moitié des enfants parlent le mandarin ou un dialecte chinois à la maison. Et ceux qui parlent anglais à la maison choisissent le plus fréquemment le mandarin comme seconde langue à l’école. Or, en mandarin, les nombres se disent un, deux, trois… huit, neuf, dix, puis : dix-un, dix-deux, dix-trois… dix-neuf, deux-dix, puis : deux-dix-un, deux-dix-deux, deux-dix-trois… deux-dix-neuf, trois-dix, puis : trois-dix-un… Quand on compte de dix en dix en chinois, on dit successivement : un-dix, deux-dix, trois-dix, quatre-dix, etc. On compte de dix en dix en explicitant combien chaque nombre contient de dizaines.

Ainsi, les décompositions en dizaines et unités, celles qui fondent l’écriture des nombres à plusieurs chiffres, sont explicites dans cette langue et toutes les études scientifiques montrent que cela facilite considérablement la compréhension de cette écriture et, donc, le calcul avec ces nombres.

Rémi Brissiaud, Les quatre opérations au CP, « le » manuel de Singapour et la réussite à l’école, 26 septembre 2017
  • Singapour est un petit pays dont la société est plus homogène que celle de la France. Les enjeux d’inégalités sociales et scolaires ne sont pas du tout les mêmes.
  • Surtout : les enseignants sont bien mieux formés à Singapour. Et la clé est sans doute en grande partie là. Singapour a fait le choix d’investir massivement dans son système éducatif, notamment en formant ses enseignants, chaque année, avec des dispositifs de formation qui ont prouvé leur efficacité mais qui coûte cher : les lesson studies. Et on parle d’une centaine d’heures de formation continue par an, sur le temps de travail. De quoi faire rêver en France où le ministère de l’Education Nationale (oui oui, le même) vient de tout mettre en place pour achever de détruire la formation continue.

Et les manuels alors ? Ceux qui pourraient être “labellisés” ?

On n’a pas spécialement de précision pour l’instant à ce sujet. Mais j’avais analysé rapidement ceux qui avaient été mis en avant en 2017, édités par La Librairie de écoles… et le résultat n’était pas fameux. Il s’agissait alors d’une traduction d’un manuel américain reprenant les idées de l’enseignement des maths à Singapour à savoir le tryptique manipuler/verbaliser/abstraire et les grands principes de la pédagogie explicite (l’enseignant montre comment on fait, les élèves appliquent, on évalue, on passe à la notion suivante).

Ce que j’en avais tiré comme conclusion :

  • La façon de modéliser les problèmes est intéressante, quoi que pas vraiment novatrice, mais elle était un peu tombée en désuétude. Le fait qu’elle soit généralisée semble être judicieux. D’ailleurs, cette méthode (la modélisation en barre) s’est depuis développer dans les écoles… on n’a donc pas attendu Gabriel Attal.
  • Un gros point négatif est le manque de liberté laissé aux élèves. On applique des recettes. C’est donc une conception de maths comme outil qui est au centre de la méthode. C’est efficace… dans une certaine mesure. On ne développe pas les compétences chercher et raisonner. Cela peut-être un choix. Mais c’est bien la philosophie même de l’enseignement des maths qui est à questionner ici, et je ne crois pas que cela ai été vraiment réfléchi.
  • Enfin, on a un travail quasiment exclusivement individuel, sur fiches. La méthode prone des manipulations mais elles sont finalement peu présentes dans les manuels que j’ai eu en main. Surtout, l’école française a pour objectif de développer la socialisation des enfants, de les faire travailler ensemble, en prenant en compte les points forts et les points faibles de chacun. Autrement dit, on travaille la collaboration entre pairs. Elle n’a aucune place ici. C’est d’ailleurs aussi un reproche que l’on peut faire aux pédagogies Montessori, que l’on retrouve souvent dans les effets d’annonce de pédagogies “modèles”.

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