Il y a quelques années, j’avais lu l’excellent livre de Clémence Perronnet (La Bosse des maths n’existe pas) qui s’intéresse à la culture scientifique des enfants. J’avais apprécié le propos argumenté et étayé scientifiquement de la chercheuse en sociologie qui aboutissait à des conclusions opérationnelles. Alors quand j’ai vu qu’elle serait présente aux journées de l’APMEP, il était évident pour moi que j’irai à sa conférence. Mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit une expérience si marquante. Je passerai ici les raisons personnelles qui m’ont un peu secouée à ce moment-là. Mais même si je m’en tiens à un point de vue strictement professionnel, je crois que c’est la meilleure conférence à laquelle j’ai assisté, tant sur le fond que sur la forme.
Clémence Perronnet est une excellente oratrice qui sait embarquer son auditoire pour le convaincre et même aboutir à un discours militant qui passe ici comme une lettre à la poste, grâce à des arguments scientifiques limpides, alors que j’ai tant de fois entendu à d’autres occasions des réactions dubitatives, à base d’anecdotes personnelles, conduisant à remettre en cause l’argumentaire féministe en précisant comme il serait, au choix, excessif, anachronique, ou « desservant la cause ». Ici, le dynamisme, l’humour, les statistiques et les exemples concrets se mélangent avec brio pour ne laisser que peu de place aux débats stériles.
Ce jour-là, elle nous présente quelques-uns des résultats de sa dernière recherche. À noter que l’ensemble sort en février en librairie et qu’au vue du petit morceau que j’ai vu durant cette conférence, je vais m’empresser de l’acheter et je vous le conseille par avance.
Matheuses : une recherche sur une population spécifique
Pour cette nouvelle recherche, Clémence Perronnet s’est intéressée à une population très particulière : des jeunes filles de 16 ans, excellentes en maths. L’idée est que pour comprendre un phénomène (la désaffection des filles pour les filières scientifiques/mathématiques) on peut s’intéresser à la population générale (c’était plutôt le cas de sa première recherche) ou aller regarder une population spécifique qui choisit de faire des maths (en tout cas à ce niveau là de scolarité). En effet, ici, les jeunes filles interrogées participent à un stage de maths (en non-mixité !) d’une semaine pendant les vacances scolaires. On a donc affaire à des passionnées. On a aussi plutôt affaire à des jeunes filles issues de milieux favorisés…
Dix thèmes, chacun correspondant à une question de recherche, ont été étudiés (mais un seul présenté en conférence, déjà très riche… ça donne très très envie de lire le livre) :
- Famille : Faut-il avoir des parents scientifiques pour réussir en maths ?
- Intelligence : Faut-il être intelligente pour réussir en maths ?
- Inné : Être forte en maths, c’est inné ou ça s’apprend ?
- Orientation : Pourquoi les filles sont-elles beaucoup plus nombreuses en médecine qu’en mathématiques ?
- Informatique : L’informatique rebute-t-elle les filles ?
- Confiance en soi : Pourquoi les filles ont-elles moins confiance en leurs capacités en maths que les garçons ?
- Elitisme : Les maths sont-elles réservées aux élites ?
- Racisme : Ne suis-je pas une mathématicienne ?
- Non-mixité : Les actions non mixtes sont-elles un levier efficace pour l’égalité ?
- Modèles : Les modèles féminins créent-ils des vocations chez les filles ?
Ce jour-là, Clémence Perronnet choisit de développer la question de la confiance en soi, et c’est un des deux sujets qui m’intéressait le plus parce que je n’en peux plus des discours en mode « auto-censure », le niveau 0 de l’analyse des enjeux d’orientation (le deuxième sujet qui m’intéressait était celui relatif aux role-model, l’autre truc qui m’énerve beaucoup beaucoup).
Et donc… Pourquoi les filles ont-elles moins confiance en leurs capacités en maths que les garçons ?
Pour donner un premier élément de réponse, Clémence Perronnet nous parle de Magali. Magali a deux parents profs de maths. Elle est en première et sa moyenne en maths culmine à 19/20. D’ailleurs elle dit qu’elle voudrait faire de la recherche… mais… elle pense ne pas en avoir les capacités. Parce qu’elle est bonne en maths c’est vrai mais elle n’a pas le petit truc en plus qu’il faut pour en faire son métier : la confiance en elle. Oui, parce que pour faire de la recherche il faut oser essayer, ne pas craindre de se tromper… et ça, Magali ne s’en sent pas capable, elle doute trop. Pourtant elle se dit soutenue et encouragée. C’est elle, vous comprenez, elle se met la pression toute seule ! (J’ai peut-être mélangé le portrait de Magali avec d’autres bribes racontées par Clémence Perronnet dans mes notes, il faudra vérifier en lisant le livre, mais l’essentiel est de comprendre le mécanisme de pensée.)
Ce discours se retrouve avec quelques variations dans des dizaines d’entretiens (sur 45 menés). On le retrouve aussi dans toutes les études internationales sur le sujet. On a donc des jeunes filles, excellentes, qui pensent sincèrement ne pas être en mesure de poursuivre dans un domaine qui les intéresse, parce qu’elles doutent d’elles. Elles ont en plus tellement bien intériorisé ce discours d’auto-censure qu’elles expriment explicitement le fait que le problème vient d’elles.
En fait, elles sont persuadées de vivre dans une société égalitaire. Quand on leur demande : « toi personnellement, est-ce que tu as déjà vécu ou déjà vu des situations de sexisme ? » elles répondent par la négative. Elles parlent d’ironie, de second degré. Pourtant quand on creuse un peu en proposant des situations précises on récolte dans tous les entretiens des violences sexistes… et pas qu’un peu ! Comme exemples, Clémence Perronnet nous livre quelques phrases rapportées par les jeunes interrogées. Ce sont des propos qu’elles ont entendu de la part de leurs camarades, de leurs parents, de leurs profs :
« Je suis un homme, c’est normal que je regarde les fesses des filles. »
« Calme-toi avec ton féminisme. »
« Je ne pensais pas que tu étais intelligente. »
« Comment tu as fait pour avoir une meilleure note ? Qui est-ce qui t’a aidée ? »
« Les filles, si vous avez du mal c’est normal, vous êtes moins aptes que les garçons à résoudre le problème. »
« Ton vernis rouge, ça fait un peu pute. »
Je n’ai pas été surprise de ces citations. En revanche, les réactions dans l’amphi étaient éloquentes. La plupart des collègues présents étaient choqués et peinaient à croire que des enseignants aient pu tenir certains de ces propos. Pourtant, c’est bien la réalité qui est décrite ici, alors peut-être serait-il temps que l’on se questionne nous-même. Je ne pense pas qu’un enseignant disent explicitement « je suis sexiste et je le montre en classe ». Donc les propos tenus le sont de la part d’enseignants qui n’ont probablement pas conscience de ce qu’ils disent…
Le féminisme comme arme contre les violences sexistes et sexuelles
Comme à chaque étape de la conférence, Clémence Perronnet complète ensuite en détaillant des statistiques plus générales, toutes sourcées :
- 18 % des lycéennes ont reçu une insulte sexiste au sein du lycée (contre 2 % des garçons) ;
- 10 % des lycéennes ont été victimes d’un comportement déplacé à caractère sexuel au sein du lycée (contre 2 % des garçons) ;
- 10 % des étudiantes en école d’ingénieur ont été agressées sexuellement dans leur école ;
- 23 % des étudiantes de Polytechnique et Centrale Supélec ont été agressées sexuellement dans leur école ;
- 49 % des chercheuses sont confrontées à du harcèlement sexuel (contre 30 % des femmes actives) ;
- 60 % des femmes dans la tech sont confrontées à du harcèlement sexuel.
Pour résumer, plus on avance dans les études, plus les violences sexistes et sexuelles sont nombreuses. Surtout, la violence est minimisée et banalisée, en particulier dans les milieux scolaires et étudiants. On parle d’immaturité, d’humour. Les filles se retrouvent alors dans une situation de déni des violences subies et de privation des savoirs (féministes) et des outils de lutte qui leur permettraient de comprendre et de décoder ce qui leur arrive. En effet, si la représentation qu’ont les filles interrogées du féminisme est plutôt positive, elles ne se sentent pas concernées et les féministes sont tout de même perçues comme extrémistes. Or, ce sont justement ces concepts féministes qui pourraient les aider à réagir à ce qu’elles subissent et à ne plus s’en sentir responsables.
Et c’est là que je trouve la construction de la conférence brillante, tous les arguments apportés conduisent à cette conclusion : c’est par le féminisme et la culture qu’il apporte que les filles trouveront les armes pour avancer dans une société qui les prive d’horizon.
A paraître le 25 janvier 2024, Matheuses, les filles sont l’avenir des mathématiques (Clémence Perronnet, Claire Marc, Olga Paris-Romaskevich), CNRS Editions